Une larme qui ne trompe pas

Extrait des carnets de route de la poésie vagabonde ( mon nouveau livre en préparation )

Une larme qui ne trompe pas

 

Une île en forme de larme versée à la pointe de l'Inde, une perle baroque : j'ai les pieds à quelques degrés au Nord de l'équateur sur une parcelle des 65 600 Km2 du Sri-Lanka. Me revient, les paroles d'un poème écrit il y a quelques années : je suis une larme qui coule longtemps, m'oublieras-tu entre les gares, entre les gens? Cette scène, je ne pense pas pouvoir l'oublier. Elle s'inscrit dans ma mémoire, de par sa singularité et son émotion. Je suis entrée dans la fondation Millenium de Kandy pour la protection des éléphants. Je lis les panneaux, j'écoute la voix du volontaire qui nous explique le travail de l'association qui s'occupe de récupérer les éléphants en captivité qui ont souvent été maltraités. Dans la rivière en contrebas, un cornac s'occupe du bain d'un éléphant. J'observe avec délectation et je ressens, par effet miroir, le bien-être de l'animal qui s'étend dans l'eau généreuse. On me propose de faire un tour du parc à dos d'un pachyderme. Je refuse, je sais les effets néfastes de cette pratique, dans bons nombres de lieux touristiques. Je désire entrer en communication avec cet imposant mammifère d'une autre manière. Je m'approche d'un cornac qui se trouve à l'arrêt sur le chemin de terre. Je demande le nom de l'animal. C'est une femelle qui s'appelle Rany. Mon approche se prolonge, le cornac me donne l'autorisation d'aller plus près de l'animal. Ma tête est proche de sa trompe. Je me mets en dessous. Mes mains avancent vers son organe préhensible, résultante de la fusion de la lèvre supérieur et du nez. Son aspect est rugueux, caoutchouteux. Je prononce quelques phrases de rencontre et je continue à caresser la trompe de Rany. Son immense oeil jaune, à la pupille ovale et noire, roule de plaisir. Je ressens son besoin de tendresse et je continue à lui parler. Je sais qu'elle entend les variations douces de ma voix et qu'elle comprend mon intention pure à son égard, un désir de soin pour son être. Aristote le disait : l'éléphant est la bête qui dépasse toutes les autres par l'intelligence et l'esprit. Après quelques minutes, je vois une larme à la comissure de l'oeil de Rany qui se forme et qui perle doucement sur sa peau épaisse. L'émotion que je ressens à la vue de cette larme est intense. Elle m'offre, à son tour, quelque chose. Elle me parle à travers cet écoulement lacrymal. Une larme, juste une larme, qui se forme et charrie dans son roulement le mystère d'une libération, la vibration d'une sensation. J'entends couler une plainte ancienne, une frayeur de géant. Le temps s'étire comme mon amour. Nous sommes reliés par la simplicité de la douceur. Nous goûtons à cet instant de connexion qui nous décuple. Une unicité se tisse dans les fractures de nos respirations respectives. Nous devenons quelque chose de plus grand que la finitude de notre être. L'univers se détend et donne le secret de son expansion à travers deux vies qui se relient. Le monde a tant besoin d'être cajolé dans ses longs silences et sa mémoire d'éléphant.